mercredi 11 avril 2012

Le Saint Sébastien du Louvre. Andréa Mantegna.

15eme siècle.

Musée du Louvre.

De jeunes hommes dénudés, ligotés, criblés de flèches, on en croise souvent dans les musées.
Avant, ils peuplaient les églises et l’on dit qu’ils ne donnaient pas que des émotions religieuses aux fidèles.
Un peintre italien du 15eme siècle, Mantegna, en a réalisé 3 versions à lui tout seul, dont la version du Louvre.
Essayons de comprendre, à partir de cette œuvre, pourquoi ce sujet intéresse autant un artiste et comment ce tableau est emblématique de l’esprit d’une époque: la Renaissance.

Un tableau réaliste.

Au départ, on reconnaît bien la figure d’un martyr: Saint Sébastien, transpercé de flèches et attaché aux bras et aux jambes.
le réalisme est poussé au comble de l’exactitude anatomique. La forme des flèches affleure sous la peau comme des veines. Les gouttes de sang ruissellent, tachent le tissu et tombent sur les pieds.Les cordes déforment les bras et le visage des archers est ridé par la méchanceté.
Il semble fait pour émouvoir le croyant en lui décrivant cliniquement le martyr.

Présence d’un mystère.

En fait, d’autres éléments suggèrent une signification plus mystérieuse:
  • Une fermeté non fanatique:
D’abord l’attitude de Saint Sébastien, aussi impassible qu’une statue. Le corps reste debout sans signe de convulsion ou de faiblesse. Le visage tourné vers le ciel traduit des sentiments de souffrance et d’espérance.
  • L’antiquité en ruine:
Ensuite le lieu ou se déroule la scène. C’est un paysage antique largement en ruines. La nature y reprend ses droits. Un figuier pousse au pied de la colonne, le lierre grimpe sur les ruines, un pied sculpté, seul vestige d’une statue, est mis en parallèle avec celui du saint.
  • Enfin, une ville imaginaire en arrière-plan:
On distingue un forum, c’est à dire le lieu du marché dans les villes antiques. Des colonnes renversées, des centaures sur les bas reliefs et même une ville de style plus récent construite sur les hauteurs d’un relief vertigineux.

Une scène de théâtre?

La clé de ces mystères réside dans une spécificité du tableau. Il fonctionne comme une fenêtre ouverte sur la scène d’une pièce de théâtre.
Comme sur une scène, les personnages sont grandeur nature (Le tableau fait 2.50 m de hauteur). Et effectivement Mantegna a peint un mince cadre rouge imitant le porphyre, comme une fenêtre creusée à travers la pierre. Le choix de cette roche rouge ne doit rien au hasard: elle symbolise le sang du Christ mais aussi les empereurs romain depuis l’époque de Diocletien. Ce dernier a vécu au 3eme siècle et c’est aussi lui qui a demandé la mise à mort de Sébastien. Cette pierre a d’ailleurs été utilisée dans une autre œuvre religieuse fameuse du Louvre: L’aigle de Suger du 12eme.
Et que nous raconte cette pièce de théâtre?

Le cheminement du regard.

Nous le saurons si nous essayons de deviner comment le peintre essaye de guider l’œil du spectateur.
Logiquement, l’œil est d’abord attiré sur le corps de Saint Sébastien, puisqu’il est placé au centre, mis en valeur par la colonne et plus lumineux que les autres détails.
L’œil va ensuite du torse vers le bas pour considérer les flèches, et fort logiquement les bourreaux qui sont responsables du martyr. Notre regard est comme mis sur les rails par les cannelures, la ligne des muscles, mais aussi par l’orientation des flèches ou les coulées de sang.
Ensuite, tout un réseau de lignes nous fait changer de direction. les cordes attachées sur le côté pointent sur la ville, la forme de l’arc s’insère presque exactement dans le chemin ou nous nous engouffrons pour remonter jusqu’au forum.
Ce dernier a été surélevé par Mantegna. Il monte vers le fond comme comme le prouve sa hauteur différente par rapport au monument de gauche. pour accentuer l’effet de convergence vers le fond. Le regard est ainsi entraîné vers le haut, jusqu’au ciel, par un mouvement serpentin plus vivant et moins solennel que les lignes droites de la zone précédente.
Arrivé au ciel, la contemplation devient plus libre. Le regard peut redescendre dans la ligne du bras et des colonnes. Et la notre regard se perd dans une zone plus sombre ou les pierres brisées s’amoncèlent, comme une espèce de réserve de symboles.
Par le jeu des formes, nous sommes donc incités à suivre un cheminement prévu par le peintre. Ou nous conduit-il ?
Le parcours de notre regard peut s’expliquer selon deux directions: celle de son sujet, c’est à dire ici l’histoire de Saint Sébastien, mais aussi celle de son style et de sa signification artistique.

Trois significations

On peut distinguer trois niveaux de sens dans l’histoire de Saint Sébastien:
  • D’abord le sens littéral.
Mantegna se fonde sur l’autorité d’un livre publié dans les années 1260: La légende dorée de Jacques de Vouragine, qui mentionne que:
Diocletien fit attacher Saint Sébastien sur un terrain découvert et percer par des archers qui le criblèrent au point qu’on eut dit un hérisson.
Mantegna situe habilement la scène au moment ou les archers s’en vont, ce moment qui lui permet de représenter à la fois la dignité du saint quasiment au moment du martyr et sa survie.
La scène date du 3eme siècle près de Rome, la présence de vestiges d’architecture antique est cohérente. Le chapiteau composé de la colonne par exemple, présente un air de ressemblance avec ceux que l’on pouvait trouver du temps de Diocletien, chapiteaux corinthien qui provenaient de son palais à Split.
Par ailleurs, ruines et brisures correspondent au texte de la légende selon laquelle Saint Sébastien aurait brisé des idoles, en signe d’abandon des dieux païens et de conversion.
  • Deuxièmement, après le sens littéral, le sens symbolique:
En ajoutant une ville et des éléments de sa propre époque, le saint apparaît conformément à la tradition moyenâgeuse, comme un bouclier protecteur contre la peste.
Dans cette perspective, les flèches ne représentent plus celles des archers païens mais celles du fléau de la maladie a laquelle Saint Sébastien fait bouclier en restant en bonne santé.
Les archers ne sont plus nécessairement des bourreaux mais les représentants d’une honorable corporation au service des italiens du 15eme siècle, comme en témoignent leurs vêtements aux couleurs vives à la mode Renaissance.
  • Troisièmement, après le sens symbolique, le sens religieux.
Mantegna reprend une idée exploitée vingt ans auparavant, alors qu’il était âgé de 29 ans. Dans ce tableau ou l’on retrouve les vestiges antiques et une statue détruite. Cette idée est celle de faire de Saint Sébastien une statue vivante qui remplace la statue morte et détruite de la Rome antique.
Pour être convaincant, le corps présente un léger déhanché, typique des canons esthétiques grecs et romains. La peau est très pâle, comme du marbre, et le buste est volontairement épargné par les flèches pour ressembler à un buste antique. L’objet de cette représentation est de montrer qu’en subissant, Saint Sébastien a manifesté une force spirituelle supérieure à celle des païens romains.
L’arbre mort à l’extrême droite du tableau semble faire écho à l’arbre devant lequel les autres artistes ont souvent représenté leur Saint Sébastien, plutôt qu’une colonne.
Le tableau manifeste ainsi à la fois une admiration pour la civilisation antique, dont les ruines sont représentées avec beauté et grandeur, mais aussi une affirmation du dépassement de cette civilisation par l’esprit chrétien dont le figuier symbolise l’église alors que la sandale représente la chute des empereurs.
Témoin de cette gradation, les trois villes, d’autant plus proches du ciel qu’elles sont contemporaines. Tout se passe comme si la ville de la Renaissance devait faire la synthèse  entre la ville antique, ouverte aux sciences mais mais païenne et la ville médiévale, certes chrétienne mais moins éclairée par la raison.

Un homme, une époque.

Examinons maintenant la relation au style et aux intentions de l’artiste dans le contexte de la Renaissance.
L’histoire de Mantegna ressemble à un conte moral: né pauvre d’une famille de paysans, il parvient jusqu’au titre de chevalier grâce à son talent et à l’intelligence de mécènes.
L’époque est exceptionnelle. Né l’année ou la France met Jeanne d’Arc en procès, il voit l’invention de l’imprimerie, la chute de Constantinople, la découverte de l’Amérique et meurt alors qu’on découvre l’une des plus grandes œuvres d’art antique de tous les temps: le Laocoon.
Mantegna contracte très tôt le virus de l’antiquité, entre environ quatorze et dix-sept ans, dans une école d’apprentissage très stimulante, surnommée « la maison aux reliefs », parce qu’elle contenait l’une des plus grande collection d’antiquités, pièces de monnaie, médailles et sculptures, destinée à être copiée pour former les élèves.
L’un des premiers chefs-d’œuvre de Mantegna, la fresque des érémitaris, détruite en 1944, témoigne de cette passion.
Mais cette sensibilité pour l’antique n’est pas une nostalgie. Elle correspond au projet ambitieux de tous les artistes  renaissants, de surpasser leurs inspirateurs antiques en unissant l’art aux sciences et en travaillant selon une méthode.
Grâce à la perspective, la fresque des érémitaris est peinte en contre_plongée, c’est à dire en vue de dessous, ce qui renforce la solennité de la scène.
L’étude rigoureuse des architectures d’après les vestiges archéologiques permet également aux artistes de recréer des bâtiments imaginaires, à l’antique, comme l’on peut le voir dans de nombreux exemples dans les tableaux de Mantegna.
Les carnets de de Vinci, qui sont cadets de vingt ans, témoignent de cette tendance générale à se servir des sciences pour mieux représenter la nature. L’anatomie permet de représenter exactement les veines et les muscles. L’étude des marques et formes supposées des visages permettent d’exprimer les passions, l’optique et les mathématiques de situer les corps dans un espace rigoureux.
C’est une rupture complète avec le moyen-âge. une rapide comparaison avec le Saint Sébastien d’un maître provençal, le retable de Thouzon, peint soixante-dis ans auparavant, permet de constater immédiatement la différence.

L’artiste n’a pas le souci de représenter les choses dans un espace géométrique, ni même le corps de Saint Sébastien, mais simplement d’exprimer une histoire de façon visible.

Conclusion.

Le Saint Sébastien de Mantegna est donc triplement emblématique: il témoigne d’une véritable réussite artistique car il parvient à associer une grande variété d’effets tout en conservant un très fort sentiment d’unité et de naturel.
Il révèle l’art de la mise en scène de Mantegna en entrainant l’attention du spectateur dans un cheminement dynamique, en accord avec les idées qu’il souhaite représenter.
Il manifeste une nouvelle conception de la peinture et de l’âme d’une époque, à la fois admiratrice de l’antiquité et désireuse de la dépasser.

Aucun commentaire: