Patrimoine culturel

Notre Patrimoine est dans tous ses États.


A bien des égards la notion de patrimoine s’est fondée sur la distance qui est de mise vis-à-vis de l’émotion. Le sacrifice de l’affect à son sujet est censé garantir le principe d’une approche savante sur ses objets. Mais quand le sentiment l’emporte c’est majoritairement sous la forme exacerbée des passions identitaires, plus alarmantes en général que l’indifférence par les risques d’iconoclasme qu’il induit. L’émotion semblerait donc incarner une sorte de diabolisation dans le rapport au patrimoine induisant la fin des cultes institutionnels des monuments et de l’élaboration nécessaire d’une expertise conservatrice.

L’histoire de la protection et de la transmission du patrimoine en porte les stigmates. Attachée à ses lois et ses modèles d’application, ses critères d’intervention, elle est généralement menée dans un cadre professionnel. Cette histoire-mémoire du patrimoine national créé au cours des deux derniers siècles, se sanctifie fréquemment par l’éloge de ses hérauts, serviteurs et grands hommes d’état. Elle exalte le labeur de la science ou l’historien se place en expert des normes patrimoniales, la prise de conscience de l’héritage devenant alors un impératif moral. Mais une autre histoire du patrimoine accompagne ce combat militant par le biais d’associations ou mouvements de conservation. Figure de proue d’un engagement citoyen, elle se retrouve souvent sous le feu de polémiques en dénonçant les lacunes du patrimoine officiel et ses failles au lieu d’encenser les dites institutions.

Ces deux arcanes en miroir reflètent une cohérence illusoire en désignant comme patrimoine des éléments qui n’en étaient pas naguère. Le plaidoyer fréquent en direction de notre héritage du temps en faveur exhaustive de la démarche scientifique et contre l’élitisme dénote cependant une volonté d’ouverture en demi-teinte.
Quoiqu’il en soit, la reproduction à l’identique de nos erreurs passées concernant la recherche utopique de la maîtrise est évidente. Le patrimoine n’incarne pas le passé puisque son objectif est de témoigner de notre identité et d’affirmer des valeurs, célébrer des sentiments au travers d’une réalité historique. C’est dans ce cas précis que l’histoire parait souvent morte et le patrimoine au contraire bien vivant.

Au cours des années, les sciences humaines et sociales ont multiplié les études sur le patrimoine. Et c’est certainement l’histoire et l’anthropologie qui se sont le plus développées en partant du domaine bien cadré de l’histoire des arts.  L’histoire du patrimoine ne s’inscrit donc pas dans un domaine de recherches spécifique, ni n’existe dans l’articulation du culturel, du social ou encore du cadre politique. Le champ de l’histoire du patrimoine a éclaté en objets de recherches très différents, du musée aux monuments en passant par la nouvelle prise de conscience du patrimoine immatériel. Cet éclatement s’accompagne d’une profusion sémantique qui rend au final assez incertaine l’unité de cette étude.

Dans d’autres recherches encore il s’agit d’examiner comment on vit dans le patrimoine, commet on utilise les monuments et les musées, l’enjeu étant de considérer la place du patrimoine dans le développement d’une collectivité : L’apparition ou l’échec d’un patrimoine signe de son succès ou de sa faillite.

Mais l’évidence du rapport entre patrimoine et émotion n’est nulle part plus grande que dans la question de l’authenticité. La croissance spectaculaire de l’activité patrimoniale (héritage industry) et des nouvelles formes de tourisme ont introduit de nouvelles manières de considérer les rapports, devenus désuets, de l’authentique et de l’inauthentique. Le patrimoine occupe aujourd’hui une place de choix dans la configuration de la légitimité culturelle, les réflexions sur l’identité et les politique de lien social. Sans le rapport de la légitimité du patrimoine, qu’est-ce qui permet de s’inscrire dans une filiation de revendiquer une transmission ?  Quant à l’aspect identitaire, il coïncide depuis la révolution avec l’affirmation d’un collectif, d’une communauté imaginaire. Les politiques éducatives et culturelles ont fait passer le culte de l’héritage de la préoccupation d’une élite à un engagement collectif. Au-delà des enjeux institutionnels, traditionnels,  le phénomène participe à une mutation fondamentale : le changement dans la définition de la culture qui englobe désormais les aspects diversifiés des pratiques sociales qui mêlent la haute et la basse culture, pour reprendre les termes des sociologues, alors que le paysage matériel et immatériel connait des changements rapides. En effet, outre la définition canonique d’un héritage culturel à transmettre à la génération suivante, émerge l’idée de cultures multiples propres à alimenter des identités plurielles.

Aujourd’hui, l’usage du patrimoine, son interprétation, voir sa simulation par le virtuel deviennent un instrument de développement local et national soutenu par le tourisme et les pratiques marchandes du savoir. Le patrimoine devient donc l’objet d’une croisade populaire. De sorte qu’à côté de l’approche savante du patrimoine, les usages « païens » ou les pratiques marginales sont envisagées comme une forme d’approbation, une sorte de « braconnage culturel » qu’il nous faut envisager dans une perspective patrimoniale démocratique.

Encore, le sentiment d’urgence qui a toujours nourri la conscience patrimoniale a été récemment redoublé par certains processus de destruction (iconoclasmes religieux ou idéologique, dégâts collatéraux de conflits ou « domicides » concertés). Autant de types de destructions pour certains inédits pour d’autres largement révolus. Autrement dit, de même la mémoire est devenue un puissant outil pour penser la justice et la connaissance, de même le patrimoine – jusque dans les « haines monumentales » qu’il suscite- participe d’une nouvelle conscience politique. La raison patrimoniale peut fournir un cadre aux initiatives de restitutions de biens culturels, ou aux résolutions d’amnistie à l’égard de pillages passés.

Dans tous les cas, l’impératif de conservation de l’héritage, matériel et désormais immatériel, s’impose d’une manière générale et contraignante, comme en témoignes les dispositions législatives et règlementaires qui n’ont de cesse de rependre leur domaines d’application. Je pense ici à la charte de l’UNESCO datant de 2003 relative à la reconnaissance du patrimoine immatériel.

Depuis deux siècles sont élaborées et mises en œuvre des stratégies de préservation et de conservation des patrimoines à l’échelon national et international. Enfin, l’Unesco a fait de cette politique l’un de ses titres de gloire les moins contesté, les actions en faveur du patrimoine devenant souvent le front pionnier d’une démocratisation culturelle.

Les « amis » des objets patrimoniaux, qu’ils soient amateurs ou professionnels, polygraphes ou experts, militants ou fonctionnaires, s’érigent en porte-paroles ou avocats des innovations, des appropriations. Quelques-unes de ces figures (l’antiquaire et sa ruine, le conservateur et son musée) sont passées de cet état à celui de stéréotypes quasi anthropologiques. Ils incarnent les identités que construit le recyclage d’objets et des pratiques tombées en déshérence et simultanément donnés en héritage. Ils nourrissent les intrigues de différents discours ou scenarii, savants ou familiers, et entrent dans la mise en scènes de réseaux de socialisation érudite et artistique selon différents modèles. En effet, des morales individuelles et des éthiques collectives s’élaborent à l’endroit de legs plus ou moins revendiqués et d’inventions plus ou moins opportunes. Aussi l’émulation savante et la rivalité pour la jouissance des choses s’exacerbent l’une l’autre, au profit de l’identité d’une population, d’une mémoire religieuse ou d’une cité.

D’où la question de la réussite ou de l’échec des antiquaires, des collectionneurs plus ou moins évergètes ou des conservateurs savants, quand leurs connaissances ou leurs engouements sont peu ou mal partagés ou au contraire quand ils sont salués par un concert d’éloges. Les histoires de vies ou les romans familiaux qui ont suivis leurs objets à travers occupations et révolutions montrent comment peuvent s’articuler la singularité d’engagements particuliers et le partage de valeurs collectives.

La jouissance du patrimoine répond à des conventions morales et historiographiques qui s’alimentent des interrogations sur les stades de l’histoire mais aussi des affirmations des modèles et des valeurs. Ces formes d’approbation passent par différents degrés d’intimité sociale avec le passé matériel. La prolifération des objets patrimonialisés dont on jouit ou pour lesquels on se bat – ou pas- pose la question de l’adhésion citoyenne à un dépôt de valeurs, à l’intérêt commun de l’imagination et de l’art. Tout ce qui compose la « moralité » du patrimoine qui peut adopter tantôt le parti d’une émancipation tantôt celui d’un conformisme social et culturel.

Le patrimoine aujourd’hui est marqué par le double abandon de l’ancrage patriotique et de l’exclusivité de la haute culture. En effet sa définition n’est plus étroitement nationale mais tend à s’identifier à un espace culturel plus large. D’autre part il englobe bien au-delà de l’héritage monumental  stricto sensu, un ensemble de figures et d’activités tenues pour significatives de la civilisation et l’humanité. In fine, tout ceci débouche sur une revendication d’universalisme. La vocation du patrimoine mondial consiste à faire souscrire les états à la notion d’universalité de la culture à travers le respect des cultures spécifiques.

Sous cet aspect, l’évolution patrimoniale actuelle met au premier plan les questions de l’émotion et de la distance. Il s’agit désormais de cultiver l’imagination et l’émotion patrimoniales pour mieux défendre les monuments, les objets et les sites. La distance intellectuelle par rapport  à la proximité ou à l’empathie, nourrit la perspective historiographique en opposition a une mémoire qui relèverait entièrement de l’expérience vécue. L’émotion est considérée comme un filtre, une régression altérant un modèle de démarche savante et d’analyse. A l’inverse la distance peut participer à certaines émotions, les nourrir voire les susciter.

Sur ce rapport, les spéculations sur l’émotion patrimoniale, ses à-côtés, ses absences ou au contraire son exacerbation, voire sa mise en scène, dessinent des stratégies et des pratiques, entre sollicitation et refus qu’il faudrait maitriser dans un schéma idéal.

K.M.
Source : D.P. Cultures et Musées n°8. Editions Actes Sud.

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