Critique et analyses d'Oeuvres

Question de regard, sous l’évènement l’oeuvre d’art.

L’anthropologie en histoire de l’art, question de regard.
De la poule ou de l’œuf qui fait quoi ? Oui, ça pourrait ressembler à ça. Oui mais non…
Quel est le rôle d’un historien d’art face à une œuvre ?
On peut généralement résumer son travail à: Qui, quand, quoi, comment, pourquoi. Son but est en effet d’attribuer une œuvre à un artiste le plus sûrement possible, la dater, en exprimer sommairement la technique de fabrication et surtout, surtout en tirer la signification par le biais de l’iconographie majoritairement, des notions d’esthétiques contemporaines à l’œuvre aussi et enfin le message voulu par l’artiste.
Son but est donc majoritairement placé ici. Qu’à voulu dire le peintre par exemple, à quoi se rapporte tel personnage présent au centre du tableau, qui est représenté en arrière plan, qu’a t-il voulu exprimer par cette disposition, quelle est enfin la finalité de l’œuvre vis à vis de ses commanditaires?
Parfait.
Nous commençons à exceller en la matière. Des centaines d’années d’exercice de ce style, voici les historiens rompus à la tache. Nous nous trouvons face à une méthodologie éprouvée et largement prouvée par le biais de l’empirisme de ces façons de traiter d’une œuvre.
Très bien. Mais ne peut-on pas voir les choses légèrement autrement? N’est-il par réducteur de ne traiter d’une œuvre que par une méthodologie donnée sans ouvrir son champ de recherche? N’y a t-il lieu de se poser d’autres questions face à nos chefs d’œuvres? A t-on vraiment tout dit ?
Je pense que non. Et, c’est réconfortant, je ne suis pas la seule à le penser.
Certains de nos historiens d’art s’y dirigent à pas feutrés, timides qu’ils sont de sortir des chemins balisés pour ne pas savoir réellement dans quoi ils vont mettre les pieds. C’est ici qu’intervient l’anthropologie en histoire de l’art. Et c’est là que cela devient en effet passionnant.
Car sans volonté aucune de vouloir dénigrer le schéma séculairement appliqué en analyse, sans but aucun visant à faire table rase du passé et de ses méthodes, il y a certainement lieu de s’interroger autrement, d’ouvrir un champ de recherche analytique quelque peu différent.
A mon sens l’on ne s’intéresse pas encore assez à l’œuvre elle-même. Je veux dire l’œuvre en tant que sujet central de nos questionnements. L’œuvre dans son intégrité physique, contextuelle.
N’y a t-il pas lieu de s’interroger sur la provenance du panneau de bois supportant la Joconde?  Et le pourquoi de cette provenance? Si son origine est institutionnelle à la corporation des peintres de l’époque, ne peut-on se demander pourquoi ? Et pourquoi le bleu utilisé par Masaccio se retrouve sensiblement le même dans bon nombre des peintures de même origine géographique? Et pourquoi? Pourquoi ? Était-ce par simple production de pigments similaires à tous ou par phénomène de mode? Ainsi l’artiste ne répondait-il pas d’une certaine façon à une démarche mercantile en répondant aux attentes d’un public? Ne trouvons-nous pas là les prémices d’une notion de marché de l’art? Ne peut-on alors supposer d’un certain dictât esthétique qui s’il avait été autre aurait pu changer l’esthétisme même des œuvres de l’époque et par la même l’histoire entière de la peinture?
En effet celle-ci aurait pu prendre un chemin tout autre si les commanditaires avaient imposé par exemple aux artistes de peindre sur des volumes plutôt que des surfaces planes. On y arrive. Qui de la poule ou l’œuf… est-ce l’artiste qui par principe novateur fait évoluer l’art ou l’art qui fait évoluer l’artiste?
Autre exemple. On ne s’intéresse que très peu à l’incidence qu’a pu avoir une œuvre d’un point de vue social sur ses contemporains. Par exemple, si les artistes de la Renaissance n’avaient pas imposé la Bella Maniera suite à la redécouverte de la culture antique, à quoi aurait pu ressembler l’évolution de l’architecture? Sans colonne, sans frontons… Sans plus de drapés dans les costumes des allégories, l’habillement et les modes vestimentaires auraient-elles pris le même chemin ? Et les peintres de la Renaissance, influençaient-ils la société au travers de leur œuvre ou leur œuvre est-elle simplement le reflet d’une société en mouvement perpétuel?
Et ainsi de suite.
Vous voyez ou je veux en venir?
Aussi, il y a forcement un écart entre le projet et la réalisation ainsi qu’un écart entre la réalisation et sa perception (ce que l’on nomme l’écart esthétique).
Par exemple, un bricoleur doit composer avec son stock d’objets récupérés. Il ne fabrique pas d’objet en vue de la réalisation de son projet comme le ferait un ingénieur. Ici donc la création est une invention: pas une production à partir de rien, mais la trouvaille de quelque chose de nouveau à partir de quelque chose d’existant. Face à la conception religieuse et platonicienne de la création transcendantale, le bricolage propose une théorie nouvelle de l’invention.
Vous êtes prié de ronfler en silence au fond ^^
En fait, si l’on veut vraiment rapprocher l’histoire des images de l’anthropologie, alors il faudrait dédouaner notre manière d’observer les images: par exemple, non plus en cherchant l’idée derrière sa représentation, mais en analysant l’écart produit par le travail de bricolage entre le projet et sa réalisation.
Que va-t-on étudier alors ? Les écarts justement. Et comment les distinguer? Et bien l’on posera ce que sont et que ce sont des écarts expressifs. Le mot expression aura dans ce contexte un sens très précis.
Dans ce sens, l’expression s’oppose à la représentation, parce que ce qui est représenté, ce sont des corps, et ce qui est exprimé, ce sont des événements. Or, un événement est incorporel. Pour prendre un exemple simple dans le langage, le nom désigne un corps alors que le verbe désigne un évènement. Le représenté est différent de l’exprimé car le premier est un corps, le second un évènement.
Vous suivez? Comment ça non ???
En quoi la relation entre le représentant et le représenté est différente de la relation entre l’exprimant et l’exprimé? En ceci que le représenté n’a pas besoin du représentant pour exister. Un corps existe indépendamment de sa représentation.
Un autre exemple: si un peintre fait le portrait du Roy, ce dit Roy existe même sans ce portrait. En revanche l’évènement portrait n’advient que par son expression, il n’existe qu’à travers le corps qu’il exprime. Comment ce n’est pas clair?
C’est simple. Un évènement ne peut pas s’exprimer seul puisqu’il n’a pas de corps, il a donc besoin d’un corps pour l’exprimer. Encore un exemple: l’évènement “je parle” n’a d’existence qu’a travers mon corps. On ne peut pas dire que mon corps représente le fait de parler, mais il l’exerce. La réciprocité n’existe donc pas. L’évènement n’existe donc pas avant le corps qui lui existe avant qu’on le représente.
On peut donc aisément comprendre le danger qu’il y a à confondre certains faits historiques avec des événements. Ces faits existent indépendamment de leur représentation qu’elle soit graphique ou autre. Les faits historiques sont donc des corps. Mais ils ne deviennent des événements, ou mieux, des événements passent par eux quand ils trouvent des corps expressifs. Peut-on alors passer à coté d’une analyse systématique de l’anthropologie de l’œuvre sans prendre le risque de passer à travers l’œuvre elle même ?
Bien, pour la distribution d’anti migraineux, c’est à la sortie, sur votre droite ^^
Prenons à présent un exemple dans l’histoire de la photo: Robert Capa lors du débarquement américain en Normandie.
Deux images de cette série, l’une très connue reproduite dans tous les livres d’histoire, floue. L’autre peu connue, prise un peu avant ou un peu après, nette.
La photo nette représente le fait historique, les états des corps des soldats dans l’eau, elle est documentaire donc utile aux historiens.
La floue est bien moins utile puisqu’on discerne, on reconnaît moins les corps et les objets. Cependant un évènement passe par cette image, un incorporel est exprimé.
Ce qui fait que c’est cette photo, la “ratée” et non l’autre qui est devenue emblématique du débarquement. Elle possède une force beaucoup plus expressive, produite par des moyens plastiques précis: le flou et le cadrage qui suggèrent la difficulté de la prise de vue, la rapidité de l’action, l’engagement du photographe, son empathie avec les soldats, et produit l’empathie du spectateur lui même qui occupe la position du photographe.
Il y a donc des images-représentations et des images-expressions, ou plutôt deux manières différentes d’appréhender les images, de les analyser.
Dans la première on cherche ce que l’image représente, ce qu’il y a derrière ou avant elle; dans la seconde, on cherche l’évènement qui s’exprime par elle. Bien sur il sera plus ou moins facile de trouver un évènement exprimé par une image: toutes les images ne sont pas expressives, même si toutes représentent quelque chose.
De plus les images expressives sont différentes à la question de la réalité. Ou plutôt, être sensible à l’expressivité d’une image suppose de faire passer au second plan le problème de son authenticité. Il est quasiment naturel pour un historien de se demander si le document visuel qu’il analyse est véridique, s’il est réellement ce qu’il prétend être. Mais envisager une image comme image-expression suppose de relativiser l’importance de l’authenticité: qu’elle soit vraie ou fausse peu importe, du moment qu’un événement passe par elle. En effet une image-expression n’a pas de référent qui lui fournirait son essence: son existence est son essence. le mot célèbre de Godard: “Pas une image juste, juste une image” nécessiterait donc un complément: Juste un événement.
Revenons à Robert Capa. Prenons cette fois comme objet d’analyse la photo d’un partisan de la guerre d’Espagne, tué en direct par une balle fasciste. Qu’elle soit vraie ou fausse il n’en reste pas moins que cette image exprime un évènement mieux que n’importe quelle autre, ce qui justifie sa célébrité: elle donne au partisan un rôle de héros, elle réussie à mettre immédiatement le spectateur de son coté, elle milite pour la république espagnole.
Comment?
Encore par des effets visuels: le léger floue encore, qui suggère la photo prise au vol, par réflexe et non posée; le cadre en légère contre-plongée, qui place le partisan directement devant le ciel, qui met hors champ l’ennemi qui tue, ce qui d’une certaine façon lui donne une puissance encore plus grande puisqu’invisible, comme une sorte de démon; mais aussi les alliés, ce qui suggère que le partisan est seul contre tous.
Pour suivre, remarquons que les exemples cités sont des photos prisent au 20eme siècle. C’est qu’il est plus facile de les envisager comme expressions d’évenèments que des images anciennes. Pourquoi?
En gros parce que le 20eme  c’est l’ère du spectacle:  Comme le dit Guy Debord, on est passé du règne de l’être au règne de l’avoir, puis du règne de l’avoir au règne de l’apparence. Les images renvoient à d’autres images et non plus simplement des corps; ou disons que les stratégies pour exister sous forme d’image se multiplient: c’est la médiatisation de la politique, le star-système, etc.
La star de cinéma ou la star politique cherche à faire de sa vie un événement, c’est à dire qu’elle se prête à l’expression, bref elle cherche à esthétiser son existence. On peut condamner cette tendance en disant qu’elle montre bien l’immoralisme de notre société, une société qui ne se soucie plus de la vérité et de l’être. Mais on peut aussi observer l’ampleur du phénomène et tacher de comprendre à quels besoins sociaux il répond.
Il est plus facile de parler des images- expressions dans l’histoire contemporaine que dans l’histoire ancienne, notamment médiévale, sans doute pour plusieurs raisons. D’abord les images médiévales sont des images-objets. Leur impact expressif, l’ampleur de l’évènement qui les traverse est limité par le corps singulier qui les supporte, tandis que l’image contemporaine est une image-flux, reproductible à volonté: une image incorporelle elle-même au même titre que l’évènement qu’elle exprime. Mais on pourrait rétorquer par l’exemple des images de culte, dont les copies servent précisément à étendre leur expressivité.
Ensuite, le discours tenu sur les images du Moyen-Âge, essentiellement par les théologiens, est un discours surtout moral et instrumental, c’est à dire qu’ils ont tendance à considérer les images comme des représentations (en défaut d’essence en regard de leur référent, donc souvent suspecte de tromperie), et comme de simples moyens pour parvenir à une contemplation sans image de Dieu.
Il existe une tendance à aller au-delà de l’image dans le discours théologique médiéval. A cela il faut évidemment opposer l’extraordinaire profusion d’images matérielles au Moyen-Âge, leur diversité et leur richesse. Cela les historiens qui travaillent non pas sur l’image mais sur les images médiévales les savent bien.
Pourtant, malgré cette abondance de formes et d’idées visuelles, les historiens contemporains qui travaillent sur les images médiévales rechignent quelque peu à aborder l’analyse de leurs qualités esthétiques, craignant sans doute de retomber dans les travers anachroniques de l’ancienne histoire de l’art médiéval. Si l’on reconnaît sans peine qu’il y a de l’art dans les images du Moyen-Âge, on refuse néanmoins l’existence d’un domaine de la pensée comme l’esthétique ou même l’hypothèse d’une certaine forme d’autonomie des sculpteurs ou des peintres médiévaux en terme d’expression visuelle. Ainsi si l’on en croit Jérôme Braschet, il n’existe pas d’artiste au Moyen-Âge, au sens moderne du terme, qui charrie avec lui les idées de génie, d’autonomie et de création personnelle.
Il existe pourtant des textes médiévaux qui témoignent d’une certaine autonomie artistique, au moins pour la dénoncer.
Le début du XIIeme correspond à l’époque de la dénonciation virulente par les religieux comme Bernard de Clairveaux de la beauté difforme et de la belle difformité de la décoration des cloîtres, ou comme l’auteur du Pictore in Carmine qui réprimande la néfaste présomption des peintres et demande de modérer leur license (vers 1200).
Ainsi comment tenir compte de ces textes en analysant les images médiévales, sans les voir de façon anachronique comme des œuvres d’art sans autre signification que leur agencement formel?
C’est là peut-être qu’il serait utile d’étudier leur expressivité, de repérer comment cet agencement formel vise à exprimer un événement incorporel qui les traverse. En d’autres termes, il faudrait réussir à concevoir les peintres, sculpteurs, vitriers ou orfèvres du Moyen-Âge moins comme des artistes que comme des bricoleurs dont les réalisations procèdent toujours d’un projet (celui que le théologien élabore et que l’iconologue retrouve) mais qui s’en écarte plus ou moins volontairement. Cet écart, quand il enrichie l’image d’une signification supplémentaire (ou de plusieurs), quand il en fait un jalon dans l’histoire des formes qui s’exprime profondément dans la mémoire visuelle de la société, est l’évènement qui passe par elle. Au montage des formes (qui constitue le propre du bricolage) correspond une ouverture du sens (qui caractérise l’image expressive).
Pour finir pourquoi ne pas rouvrir le dossier de l’art ancien, non pas pour revenir à l’ancienne histoire de l’art avec son lexique et ses présupposés dépassés, mais pour que l’on puisse se donner les moyens de penser la richesse des images médiévales non plus du point de vue du sens mais du point de vue de l’expression; pour que l’on écoute non plus seulement la voix des commanditaires de ces images, mais aussi celle de leurs producteurs: non pas des artistes mais de simples bricoleurs.
Car après tout, la poule et l’œuf pourraient bien être apparus simultanément, non ?

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