mercredi 11 avril 2012

L’essor artistique culturel du paysage à la Renaissance

Réflexions

Ces dernières années ont vu se multiplier les sommes volumineuses consacrées à l’histoire de la peinture de paysage.
Un premier parcours peut s’attacher à retracer l’évolution du genre depuis la fin du Moyen-Âge jusqu’à la fin du 20ème mais aussi un second évoquant certains thèmes iconographiques.
Des recherches récentes en ce domaine peuvent se scinder en deux objectifs caractéristiques: offrir un panorama des œuvres et des peintres de paysage, une sorte d’atlas des protagonistes et des découvertes récentes, centré sur l’Italie mais tenant compte de la forte ”internationalisation” du genre, mais aussi situé sur une réflexion concernant le rapport entre l’homme et la nature et sa perception de la nature d’un point de vue picturale et syncrétique avec ces mêmes connaissances de la nature au niveau historiographique.
Si le rythme soutenu d’une activité éditoriale reflète sans doute un degrés d’attente du public, il n’est pas interdit de supposer que ces publications, en particulier celles dont les ambitions scientifiques sont les plus affirmées, interviennent finalement à un moment ou la “masse critique” des études spécifiques semble devenue suffisante pour que l’on procède à des opérations de synthèse.
Il serait temps de faire une synthèse de ce parcours entrepris dès 1949, jalonné de nombreux ouvrages et de quelques repères parmi une aventure historiographique qui reste en grande partie à raconter.
Ce récit, à dire vrai, dépasserait de loin l’ambition de mon propos. Il s’agira donc seulement ici d’ébaucher, avec les gros traits du croquis, plusieurs éléments et d’en formuler quelques prolégomènes à partir d’observations très générales. Je souhaite examiner plus en particulier un thème historiographique, celui de la découverte du paysage à la Renaissance, et considérer en les prolongeant, les remises en questions qu’il a suscitées. Cette critique sera peut-être l’occasion d’avancer une hypothèse alternative, en soulevant différents points qui ne fournissent pas tant des arguments que des pistes de recherche à explorer.

Une historiographie: le paysage en histoire de l’art.

La vogue actuelle pour la peinture de paysage en histoire de l’art n’est certainement pas étrangère à un phénomène de fond que l’on aurait sûrement tort de réduire à une simple mode. La prolifération des beaux livres édités comme le succès des expositions témoignent de l’intérêt grandissant du public pour ce domaine, que l’on pourrait relier à un état des attentes, des inquiétudes et des aspirations du corps social, bref un “désir de paysage” pressant dans nos sociétés post-industrielles et technologiques, de plus en plus soucieuses d’environnement et obsédées de loisirs.
Les articulations de ce phénomène avec la recherche en histoire de l’art restent à élucider: celles qui concernent plus précisément le marché des œuvres d’art, pour évidente qu’elles puissent apparaître, ne sont pas forcément les plus simples à mettre en lumière.
L’historiographie du traitement du paysage en histoire de l’art ne peut faire l’économie d’une prise en compte, complexe, du développement qu’a connu durant un demi siècle la notion même de paysage dans les sciences humaines et sociales, avec des discussions sur le contenu, objectif et subjectif, à donner au terme: des échanges entre différents champs de recherche (géographie, sociologie, anthropologie, philosophie, etc.) afin de concevoir une certaine ouverture des cloisons interdisciplinaires. Il s’agirait donc de situer le rôle et la place de l’histoire de l’art dans ce mouvement d’ensemble.
Pour ce faire il y aurait intérêt à tirer partir de réflexions avancées depuis peu par certains historiens qui se sont livrés à une revue critique des théories disponibles sur le paysage afin d’en dégager des points saillants et mieux comprendre leurs positions méthodologiques.
C’est dans ce cadre que l’historien définit le paysage comme “un objet et un regard”: le principal matériau de son enquête est fourni par la documentation cartographique des archives seigneuriales, dont elle met en évidence les codes et les fonctions de représentation en soulignant leur statut esthétique et non seulement utilitaire. On notera que chez les historiens, l’analyse et l’interprétation des images occupent une place non négligeable.
Enfin, chacun s’accorde à reconnaître que jusqu’ici le paysage n’a guère retenu l’attention car le paysage n’est pas un sujet d’étude en soit pour l’historien, il est resté quelque peu marginal. Il est clair aussi qu’il n’existe pas une seule manière de pratiquer l’histoire du paysage mais plutôt un ensemble hétérogène de démarches et de méthodes.
Denis Cosgrove, géographe, définit le paysage comme “manière de voir” ou “modalité visuelle”: il s’agit selon lui d’un concept essentiellement idéologique, dont il entend retracer l’histoire à partir de la Renaissance, et qui représente une modalité par laquelle des groupes dominants ont signifié leur propre monde à travers une relation imaginaire à la nature. La genèse de l’idée de paysage serait le fruit d’un changement dans l’appropriation sociale de l’espace inhérent à la transition du féodalisme au capitalisme. Il alimente son argumentation en recourant à de nombreuses œuvres d’art. Il est aussi l’un des instigateurs de travaux interdisciplinaires regroupées sous le nom d'"iconographie du paysage” qui applique les méthodologies de l’iconologie hérités entre autre de Panofsky et met en évidences les valeurs culturelles et sociales portées par le “paysage symbolique”.
Un point est donc capital: le paysage n’est pas le monde que nous voyons, mais une construction de ce monde; il dérive d’une production sociale et culturelle.
Les paysages apparaissent avant tout comme des constructions que l’imaginaire projette sur l’univers matériel, au travers de processus qui relèvent de la mémoire collective. Les paysages sont culturels avant d’être naturels. On rencontre fréquemment le terme “culturalisme” au travers des théories qui partagent cette conviction, se démarquant les unes des autres par des nuances débouchant sur des différences de terminologie.
Les philosophes ont réfléchis sur le paysage d’un point de vue esthétique. Ainsi, ils désignent par “institutionnalisation” le phénomène qui permet, dans le paysage, à la culture de se projeter sur la nature et à la nature de s’identifier à la culture. Ils nomment aussi “invention” du paysage les processus discursifs d’esthétisation informés par la pratique picturale.
On rencontre aussi l’expression “schématisation” de la nature chez les sociologues ou encore “émergence” lorsque le paysage apparaît, ou un ”seuil”  est franchi dans différents champs (culturel, imaginaire, artistique, littéraire, ontologique, phénoménologique…) et donc dans diverses aires et dates.
Pour se référer à cette idée de production ou de dynamique culturelle, on pourrait employer le mot “fabrique” qui permet d’insister par sa dénomination latine (atelier) sur la dimension du paysage à prendre en compte comme artefact au sens anthropologique.
Si l’on adjoint les notions culturalistes du paysage aux notions de constructivismes en histoire de l’art, on établit que l’innocence du regard est un mythe. d’où l’importance accordée en analyse aux facteurs qui dans la représentation artistique donnent au paysage une organisation signifiante: le cadre, délimitant et donc définissant le paysage; le sujet, légitimant la présence du paysage et lui confèrent une valeur symbolique.

Une idée reçue: la découverte du paysage à la Renaissance.

Le point de départ du discours consensuel tient dans un récit de l'émergence à partir de la Renaissance, d’une catégorie picturale ou l’accent est mis sur la représentation du cadre naturel. Ce n’est pas l’idée que le paysage s’impose dans cette période dans les images, ainsi que dans les textes, qui pose problème, mais la manière dont on en rend compte.
Ernst Gombrich propose une théorie dont la proposition centrale est: l’essor de la peinture de paysage constitue non pas une évolution graduelle, mais un événement de nature révolutionnaire lié au développement du marché de l’art, la production étant stimulée par la  demande, elle même favorisée par le cadre théorique instauré par l’humanisme (reconnaissance du statut esthétique de l’art, notion de peintre spécialisé dans le paysage inspirée par l’antiquité). Cette demande fut le cadeau du Sud renaissant au Nord gothique répond-il par la au débat sur l’origine nordique ou italienne du paysage occidental. L’avènement d’un nouveau genre détermine un changement dans les perceptions:
Ainsi, alors qu’on considère que la “découverte du monde” est le principal motif qui explique l’essor de la peinture de paysage, nous avons presque envie de renverser la formule et d’affirmer l’antériorité de la peinture de paysage sur le “sentiment” du paysage.
Ce n’est que récemment que cette théorie devenue canonique a été remise en question. Le caractère révolutionnaire de l’essor de la peinture de paysage n’est en fait pas démontrée par Gombrich mais plutôt supposée au départ, permettant ainsi d’associer paysage et modernité.
Or, cette théorie de révolution a débouché sur ce que l’on peut appeler la thèse de la découverte du paysage à la Renaissance.
La découverte du paysage suppose deux conditions. La première consiste dans la laïcisation des éléments naturels, qui n’étaient jusqu’ici ” que des signes, distribués, ordonnés dans un espace sacré”. La seconde tient à une mise à distance de la nature, une opération de “retrait du sujet” que l’on saisit dans l’invention de la perspective linéaire selon Panofsky. En résumé, la découverte du paysage au même moment que la révolution “copernicienne” lui est homologue: elle est la forme symbolique de l’émergence du monde moderne, ce monde objectivé dont s’est soustraite la conscience de sujet.
Chez Van Eyck, on note l’apparition de la fenêtre, cette veduta intérieure au tableau, mais qui s’ouvre sur l’extérieur. Cette trouvaille est tout simplement l’invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet le cadre qui, isolant, enchâssant dans le tableau le paysage, institue le pays. il n’est pas certain non plus que la civilisation romaine ait ignoré des mots pour dire le paysage.
Mais ces idées ont été récemment remises en cause car se reposant sur une définition exclusive du paysage qui tend à le réduire au registre exclusif de la représentation, en laissant de côté les implications sous-entendues par sa réalité objective. Le critère lexical s’appuie sur le fait que le concept de paysage n’existerait pas dans une culture qui ne dispose pas de mot pour le désigner.
Selon Heidegger,
Nous ne rencontrons jamais d’abord une nature nue et brute qui, ensuite seulement, serait revêtue de certaines qualités affectives: nous rencontrons et nous percevons des choses et un monde toujours visés et éprouvés selon un certaine ”tonalité affective”, une disposition qui nous rend plus ou moins réceptifs à ce que nous pouvons rencontrer dans la réalité, qui fait que nous sommes plus ou moins bien “disposés” – notre indisposition induisant donc encore une forme de disposition.
L’idée d’une invention du paysage à la Renaissance se fonde sur un double postulat: celui du rôle privilégié de la peinture, à la fois comme source et expression des sensibilités paysagères et celui de la naissance d’un art pictural du paysage à l’aube de l’époque moderne. Mais cette thèse repose entièrement sur un discours des origines et donc sur une certaine vision de l’histoire, qui consiste à radicaliser l’opposition entre Moyen Âge et Renaissance.
L’articulation supposée entre la découverte du paysage et la mise en place du modèle cosmologique “copernicien” permet de leur accorder la même importance, celle de l’évènement traduisant un bouleversement radical, une “révolution”. Mais les deux phénomènes sont-ils assez contemporains pour être homologues? Peut-on superposer si facilement deux processus dont l’évolution ne se comprend réellement que sur la durée, l’un s’amorçant au 15eme, l’autre s’épanouissant vraiment au 17eme? C’est poser l’hypothèse de la représentation du monde transcendante dont la représentation de l’espace par la perspective serait l’expression.
La clé de la découverte du paysage à la Renaissance tiendrait dans la mise en place d’un nouveau rapport à la nature. Mais cette idée de la jouissance esthétique de la nature serait un trait fondamentalement moderne, perçue en rapport à une conception théologique du progrès. Mais cela ne signifie t-il pas en définitive penser que tous les aspects d’une culture peuvent être ramenés à une seule cause dont ils ne sont que les manifestations ?
Il convient ensuite de s’interroger sur la «  cécité médiévale » à l’égard du paysage. Les hommes du Moyen Âge étaient-ils donc incapables de voir le monde qui les entourait? Là encore on a souvent voulu répondre en maniant le concept de « sentiment de la nature », hérité du modèle romantique dont on risque d’emblée de ne trouver guère de traces dans la culture médiévale!
Ce préjugé tend heureusement à être dépassé par les recherches actuelles, qui enquêtent notamment sur les valeurs liées à l’aménagement de l’environnement. On a également pu démontrer que bien des modes de pensée profondément ancrés dans la culture médiévale sont à prendre en considération. Il faut rappeler que le corpus des images qui nous est parvenu reste lacunaire. L’histoire de l’art est en ce sens énigmatique. Pourquoi la peinture italienne au Trecento n’a pas inventé le paysage? Pourquoi l’audace d’un Lorenzetti reste t-elle sans lendemain? La naïveté de la question peut surprendre si l’on songe que presque toutes les décorations profanes de cette époque ont disparu: l’apparente exception ne pourrait être que le témoin rescapé, dont toute une partie n’est qu’à peine visible.
Néanmoins, il est clair que dans l’ensemble des textes et des images du Moyen Âge ne se manifeste pas un intérêt pour la description du monde extérieur aussi fortement qu’au époques succédantes. Qu’en penser?
Il semble que l’on puisse considérer cette défiance bien réelle à l’égard d’une attirance pour les spectacles de la terre, non comme un obstacle au développement d’un « sentiment » du paysage, mais plutôt comme ce qui détermine ce sentiment dans toute sa complexité, ou en d’autres termes, ce par quoi une perception élaborée du paysage se construit.
En effet, les clercs médiévaux dénoncent l’avidité du regard attiré par les beautés illusoires et suspectes du monde. On peut alors mettre en jeu une réflexion éthique sur la curiosité, ou l’approche théologique héritée de saint Augustin qui condamne la « convoitise des yeux » (concupiscientia oculorum) confrontée à l’expérience de l’errance: « l’espace n’est rien d’autre, finalement, que l’effet de cette impuissance ou de trouve l’âme de rester auprès de soi. »
On aurait tort d’associer systématiquement l’épanouissement de la sensibilité pour le paysage avec la sécularisation de la culture. Dès les 11ème-13ème, on peut repérer de véritables évocations paysagères dans les textes. Isaac de l’Etoile, décrivait au 12ème le site de Clervaux par une approche fondée sur des images de références: « La contemplation s’apparente à la prière et offre une jouissance spirituelle, par l’intermédiaire d’un décryptage symbolique qui reconduit le paysage vers la légende sacrée. On peut parler de paysage cistercien qui exprime l’association intime de la mise en valeur de la terre et de la révélation du sens du monde.
** Librement adapté de l’article de Hervé Brunon.
“L’essor artistique et la fabrique culturelle du paysage à la Renaissance.
Réflexions à propos de recherches récentes”
Studiolo. Revue d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome, 4 (2006) 261-290

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