mercredi 11 avril 2012

Abélard puni de castration.

L’histoire passionnée et malheureuse d’Héloïse et Abélard illustre fort bien les contradictions de la société au début du 12eme siècle.
Aux prises avec les contraintes que leur imposent la famille, le mariage et l’église, ces deux personnages mythiques, dont la réalité n’est plus mise en doute, n’auront d’autre choix que la retraite dans les ordres.
On les connaît, on les admire…
D’abord parce que leur souvenir est arrivé jusqu’à nous par le truchement d’oeuvres littéraires de grande qualité. Je pense notamment à l’autobiographie d’Abélard titrée:  Histoire de mes malheurs et les lettres qu’il échangés avec Héloïse.
Il est vrai que les gens du Moyen-Âge eux-même les ont très tôt perçus comme les héros malheureux d’un véritable roman courtois.
L’auteur de la seconde partie du Roman de la Rose, ce puissant et bien connu manifeste, apologie des droits de la nature et de l’amour face aux contraintes de l’hypocrisie et de la cuistrerie, a traduit en français les écrits amoureux d’Héloise et Abélard, qui étaient au départ rédigés bien entendu en latin. C’est en partie grâce à lui si les deux amoureux sont devenus, jusqu’à nos jours, des figures emblématiques de l’amour-passion écrasé par un destin contraire. Mais la beauté, la profondeur, le romantisme fervent et épidermique de cette histoire d’amour tient certainement de ce fait, car une certaine idée de la puissance d’un sentiment exalté et si fier si prompt à être qu’il en devient plus fort que le malheur, la séparation et la mort elle-même.
Il faut noter une différence majeure cependant dans l’histoire d’Héloïse et Abélard en comparaison des amours courtoises déclamées si bellement par Chrétien de Troyes par exemple, une différence primordiale: Héloïse et Abélard ont été des êtres de chair et de sang, dont l’existence historique ne fait plus aucun doute aujourd’hui, des personnages dont on peut reconstituer l’histoire et la personnalité avec une précision rarissime pour l’époque médiévale.
Mais le sujet que je souhaite traiter ici est justement cette histoire.
Alors trêves de blabla littéraire et place à nos deux héros.
Abélard est né en 1079 près de Nantes, en Bretagne de langue française. Il est issu de petite noblesse car fils aîné d’un chevalier. Il aurait pu suivre la carrière de son père mais préfère les études. Sa famille ne s’y oppose pas, son père est homme pieux qui a reçu lui-même une petite éducation laïque. En plus, à cette époque, les études peuvent être l’accès à une belle carrière ecclésiastique.
A la fin du 11eme, suite à la réforme de l’Église, l’école forme avant tout de jeunes clercs par l’étude de la Bible.
Par tradition, depuis Saint Augustin, l’étude de l’écriture doit être précédée par l’étude de l’antiquité gréco-latine, dont l’héritage de la grammaire, la rhétorique et la logique, indispensables à la bonne compréhension des écrits sacrés.
Abélard étudie donc ces disciplines profanes et y prend un tel intérêt qu’il retardera longtemps le moment de terminer son cursus en étudiant les écritures bibliques. Lorsqu’il aboutit  à l’école de la cathédrale Notre-Dame à Paris, il jouit déjà d’un renom exceptionnel. Et pendant près de quinze ans il se consacrera  tout entier à l’étude.
Il est particulièrement doué et ouvre bientôt sa propre école qui attire de nombreux auditeurs. Il est jalousé mais ne craint aucunement l’affrontement. C’est un virtuose de la dialectique, aussi il triomphe de toutes les disputes car son verbe brillant séduit tous ceux qui l’écoutent. (sans commentaire ^^)
Vers 1112, il décide enfin de passer aux études théologiques. Lorsqu’il revient à Paris, il inaugure, en plus de ses leçons de grammaire et de dialectique, un cours de commentaire de l’Ecriture. Il a alors des amis à la cour, parmi les grands seigneurs. On vient de loin et on paye cher pour l’écouter. A 35 ans c’est un homme en pleine maturité qui rencontre Héloïse, pivot de ses amours tragiques.
Héloïse doit avoir dans les quinze ans. Elle est de bonne noblesse et vit chez son oncle Fulbert, chanoine de Notre-Dame. La suite logique de l’histoire est qu’Abélard prend pension chez Fulbert et en guise de loyer accepte de donner des leçons privées à Héloïse, car les femmes ne sont pas admises à l’époque dans les écoles ecclésiastiques.
Entre la jeune-fille et le maître ne tarde pas à naître une passion enflammée. Abélard se met à négliger ses cours, préférant composer des chansons à la gloire d’Héloïse.
Les amants se cachent à peine et bien sur Fulbert finit par les surprendre. Il chasse Abélard mais Héloïse est enceinte. Alors Abélard l’enlève et la conduit dans sa propre famille en Bretagne. Il revient alors à Paris et propose à Fulbert de l’épouser. Comme il n’a reçu que les ordres mineurs, il n’est pas astreint au célibat ecclésiastique. Ce qui n’empêche pas que le sacrifice soit lourd car une fois mariés, Abélard redevient laïque et doit renoncer d’une part à sa carrière ecclésiastique dont il rêve mais aussi à l’enseignement.
Héloïse est la première à le prier de renoncer à ce mariage. “Elle préfère être appelée ma maîtresse plutôt que ma femme, car ainsi la tendresse seule m’attache à elle et non la force du lien conjugal” écrit-il. Courage Héloïse quand l’on sait le traitement d’une maîtresse à l’époque.
Mais Abélard insiste. Héloïse laisse donc son bébé en Bretagne et revient à Paris. Les amants trouvent un compromis: le mariage aura lieu mais restera secret, et ils resteront séparés pour ne pas nuire à la carrière en devenir d’Abélard. Mais on s’en doute cette solution ne convient pas du tout à Fulbert qui réclame une réparation publique. Il diffuse donc partout la nouvelle du mariage. Abélard riposte en installant Héloise chez les religieuses. Fulbert et sa famille sont furieux car ils craignent d’être répudiés prochainement par cette mésalliance. L’oncle décide donc de se venger. Une nuit, des sbires du chanoine s’emparent du philosophe et le castrent.
Même s’il est écrasé par la honte Abélard survit à sa blessure et au choc psychologique. Il finit par se résigner à prendre l’habit monastique tandis que sa femme devient elle moniale. le droit canon permet en effet que des époux se séparent pour se consacrer à Dieu dans le cloître, mais chacun de son côté. Tels sont les faits.
L’extraordinaire est que la passion ait survécue à la mutilation et à la séparation, pour s’exprimer, pendant près de vingt ans, épurée, sublimée, dans les textes des deux époux. Héloïse avouera n’avoir rien oublié malgré sa piété et le poids de sa charge d’abbesse. Elle ne pourra chasser de son esprit le souvenir des étreintes et des moments de bonheur à jamais perdus. Sa passion sera toujours vivante, elle l’entretiendra malgré elle comme un délicieux remords. Toujours elle redira à Abelard son amour, la force de sa passion, désespérée mais toujours aussi forte.. quelle ardeur chez une religieuse vouée au Christ, quelle sensualité encore exacerbée…
Mais enfin, les deux amants, les deux époux finiront réunis pour l’éternité en l’église du Paraclet près de Nantes.

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